Claude et Lilly

Vincen Beeckman
29/03/2019 > 04/05/2019

Vincen Beeckman


« Claude et Lilly »de Vincen Beeckman

Le voir et le réel
Les photographies de Claude et Lilly, avant toute chose, regardez-les. C’est alors seulement que l’envergure d’un réel complètement absent de nos sphères vous apparaîtra. Scrutant ces photographies, vous y découvrirez donc leur taille minutieuse dans la profondeur du réel qui nous gouverne et que seules les captations photographiques de Vincen Beeckman pouvaient rendre visible par le déroulement et l’assiduité de son « projet » dans le temps mais aussi par la force de ses deux partenaires. Commencez donc par les regarder, que ce soit dans leur ensemble ou chacune d’entre elles séparément, perdues dans un moment d’égarement (en apparence seulement, ou peut-être le vôtre), et vous retrouverez ce qui y subsiste toujours, récurrences et disparitions comprises.

Revenons sur le contexte qui a vu naître le projet « Claude et Lilly ». Son point de départ est né au moment où Vincen Beeckman distribuait des appareils photos jetables aux sans abris qu’il rencontrait dans la Gare Centrale en 2015 pour leur donner la possibilité de mettre en images, quelle que soit la façon, ce qu’ils pouvaient voir ou ce qu’ils pouvaient montrer. Il croise alors le regard de Claude et Lilly et Vincen éprouve une vraie nécessité à les saisir à travers son propre appareil (quelque chose d’assez particulier d’eux deux lui apparaît alors) et il leur demande de les prendre en photo. Comme ils acceptent, Vincen leur dit alors qu’il reviendra et qu’il leur donnera la photo (pièce angulaire de sa manière de procéder). Mais Claude n'y croit pas. Ça n’arrive jamais. Le temps passe, car il est très difficile pour Vincen de retrouver leur trace. Et ce n’est qu’après multiples investigations qu’il pourra les rencontrer pour leur offrir le tirage. Or ce sera cette photo qui marquera le point de départ du déroulement ultérieur et construire une relation puissante sur le chantier chaotique de leur réel. On peut donc dire que la photographie n’est pas seulement la résultante du procédé de rencontre, elle est le medium qui permet à chaque fois les rencontres suivantes et les actes d’égalité dont elle relate. Et, force est de constater qu’elle aura fait durer l’histoire (même si trop courte) puisque le déroulement de la série (ainsi que le développement de l’échange et de l’investissement personnel de Vincen) aura duré près de trois ans, de 2015 à juin 2018 (mois du décès de Lilly).

Reviennent, dans chaque photo de la série, des cadrages serrés qui semblent présenter uniquement les deux amants dont on devine les impasses et les combats insurmontables. Avec ce procédé, ce sont des images sans équivoque possible qu’on découvre et deux sujets qui s’y présentent toujours fidèles à leurs portraits précédents : on les dirait « identiques à eux-mêmes ». D’un côté le réel, et de l’autre le voir : les rayons de lumière qui traversent les visages. Force visible de la ténacité des partenaires, mais trouble également pour le lecteur de voir évoluer cette même intensité : on retrouve à l’image cette persistance des sujets par-delà la dislocation de tout ce qu’on ne voit pas et du temps qui bouscule leur union.

Parmi les disparitions visibles, on peut citer l’évacuation, en périphérie des photos (c’est-à-dire dans les marges de l’image), des indices d’environnement (ces lieux où se trouvent les deux partenaires au moment de la prise). Dès le départ, Vincen est clair quant à son approche : « Je ne souhaitais pas scruter leur environnement, faire un « reportage » sur eux. Il ne s’agissait surtout pas de les caractériser par ce qui les entourait. Le strict portrait était nécessaire ». Cependant, au final, en exposant cette suite de photographies aux cadrages serrés, la périphérie peut refaire son entrée dans le sujet. Ne se reflète-t-elle pas en effet dans le regard de Claude et Lilly : le plein air qu’on déduit, le repos dans un studio précaire ou dans un refuge temporaire, le pied de building trouvé sur le vif ? Autant de lieux qui offrent de l’espace au regard des deux protagonistes. Et peut-être au vôtre...

Ce qui lie les images, au premier plan, ce sont également des couleurs dont l’éclat est supporté par le plus ordinaire des vêtements trouvés. Autrement dit, les couleurs les plus éclatantes (bleu roi, bleu ciel, vermillon etc.) sont issues du plus dérisoire : un jeans, un sweat-shirt, des maillots de supporter qu’ils portent alors l’un comme l’autre. Intriqués sans plus pouvoir être dissociés, on ne peut plus déduire les effets de leur cause. L’éclat et le plus ordinaire se tiennent sur un même niveau de réalité et lui donnent consistance. Mais il va sans dire que le choix des couleurs de Claude et Lilly leur revient.

Visiblement enfin, l’union et la difficulté des deux interlocuteurs marque de sa trace chaque cliché, par exemple le bras souvent pressé et serré autour du cou de la compagne ou du compagnon, jusqu’à ce qu’on ne sache plus si c’est la force du resserrement entre eux qui a opéré sur le cadrage de Vincen Beeckman, ou si c’est le cadre posé (lire le carnet de notes détaillé de Vincen à propos de la mise en place évolutive du lien établi et, réciproquement, de l’évolution du projet sur lui-même) qui a permis de rendre visible leur regard. On y voit des forces qui compriment autant qu’elles exultent, à l’image d’un réel invincible et d’un amour irréductible.




Annabelle Dupret
février 2019

« Et la fois suivante, sans jamais en connaître la date, je rapportais la photo précédente. C’est aussi à partir de cela que débutait l’échange. Il s’est passé des choses simples comme suivre un match de foot ensemble. C’était entre le rituel et la routine. Parfois on oubliait presque de faire la photo. » Vincen Beeckman


Autant de questions sans réponses comme : « Dans quel lieu les retrouver ? » (ils n’avaient pas forcément d’adresse fixe. » « A quel numéro les appeler ? » (ils n’avaient pas forcément de téléphone.) « Quand se voir ? » (aucun calendrier ne pouvait être fixé).


Vincen Beeckman à propos de la réception par les visiteurs des photographies de Claude et Lilly : « La répétition fait que tu es proche d’eux et que tu les vois évoluer dans le temps. Et puis tu vois que c’est difficile. Mais il y a toujours cet amour qui reste. Et après, tu ne vois plus que ce sont des sans abris. Vu qu’il n’y a pas le décor derrière. Tu vois un peu leurs vêtements qui ne sont pas toujours nickels. Tu sens quelque chose, mais si tu ne dis rien, tu peux dire que c’est juste l’amour. Le point de départ, c’est l’amour. Malgré qu’ils sont dans la rue. Malgré les difficultés d’alcool, de drogue, de vol, et de violence. Ils trouvent un petit espace, un petit studio de temps en temps. Mais oui, l’amour reste toujours présent. »